La première rencontre avec des apprenants allophones adultes
- damienpicot0
- 21 mars
- 5 min de lecture

Souvent, lorsque j’échange avec des amis ou d’autres professionnels sur mon travail de formateur en FLE ou en alphabétisation, une question revient régulièrement : comment cela se passe-t-il lorsque la langue n’est pas la même ? Comment enseigner quand cette barrière fondamentale semble empêcher la communication ? Je ressens chez la personne cette crainte, celle de se retrouver à ma place, plongée dans un silence absolu où rien ne se passe.
Quand je suis devenu formateur de FLE, j’ai appris un nouveau langage, celui du corps et des gestes. Ces gestes me suivent partout, et je me surprends souvent à gestualiser même en parlant avec mes collègues ou des apprenants francophones, ce qui donne parfois des situations comiques. Quand je suis au téléphone avec un futur apprenant, je fais des gestes sans m’en rendre compte, comme si mon interlocuteur pouvait me voir.
Être formateur, c’est un peu comme monter sur scène. À chaque début de formation, je ressens le stress du premier soir. Comme un comédien avant un spectacle, j’ai cette appréhension : comment se passera cette première rencontre ? Quel sera leur rapport à la langue, à l’apprentissage, à moi ?
Je sais que ce premier moment est crucial. Il ne s’agit pas seulement de transmettre des connaissances, mais d’établir une relation de confiance, de créer un cadre sécurisant où chacun pourra oser s’exprimer, faire des erreurs, avancer.
Pour ces adultes, apprendre le français, ce n’est pas seulement acquérir une compétence linguistique : c’est aussi un moyen d’accéder à une autonomie et à une meilleure compréhension du monde qui les entoure.
L’apprentissage d’une langue est multifactoriel. Il y a des éléments qui nous échappent, quelles que soient les approches pédagogiques utilisées. Lors de cette première rencontre, je ressens toujours cette part d’inconnu et d’incertitude, mais aussi l’enjeu fondamental qui se joue : faire en sorte que la langue française ne soit pas qu’un outil fonctionnel, mais un espace d’expression et d’ancrage.
Pour beaucoup d’apprenants, l’apprentissage du français n’est pas un choix mais une nécessité, imposée par leur parcours de migration et les exigences administratives. Comme le souligne Patricia Gardies (2019), le "désir de vie" prend souvent le pas sur le "désir de langue", car apprendre le français ne relève pas d’un élan spontané, mais d’une obligation pour obtenir un titre de séjour, un emploi ou une formation.
Et pourtant, malgré cette contrainte, le rapport à la langue n’est jamais figé. Certains l’abordent avec curiosité et y voient une forme de liberté nouvelle, tandis que d’autres la perçoivent d’abord comme un renoncement à leur langue maternelle et à leur identité d’origine. Chaque apprenant arrive avec son histoire, ses représentations, ses résistances et ses espoirs.
Mon rôle, dès ces premiers instants, est de faire en sorte que le français devienne plus qu’un outil de survie, une langue qui fasse sens pour eux, qu’ils puissent s’approprier et investir.
Loin d’un cadre purement utilitaire, je cherche à construire un espace d’apprentissage où la langue ne soit pas qu’un instrument administratif, mais aussi un vecteur de lien social, d’expression personnelle et de projection dans l’avenir.
Or, si les voies sociolangagières d’acquisition (Adami, Leclercq) ont été clairement définies, elles ne prennent pas en compte le sentiment d’acquisition de l’apprenant, qui peut considérablement varier selon le contexte. Comment un apprenant, oscillant entre deux cultures et deux visions du monde, peut-il acquérir la stabilité et apprendre à désirer cette nouvelle langue, qui est désormais la sienne ?
Le premier contact : entre appréhension et observation
Dès les premiers instants, je perçois des attitudes variées. Certains visages sont fermés, marqués par la retenue, voire la méfiance. D’autres, au contraire, affichent une curiosité timide. Dans tous les cas, une chose est certaine : ils m’observent, m’analysent, cherchent à comprendre qui je suis et ce qui les attend.
Le premier contact varie en fonction des origines des apprenants. Avec le temps, j’ai compris que les croyances sur l’apprentissage de la langue diffèrent selon les pays et leurs systèmes éducatifs.
Dans certains pays d’Europe de l’Est, on considère que la connaissance de la structure de la langue est primordiale : l’écrit est perçu comme le levier de l’oralité.
En Amérique latine, à l’inverse, on parle plus facilement qu’on écrit. Mais lorsque vient le moment de passer à l’écrit, un blocage peut apparaître.
Dans certaines cultures où les dialectes coexistent, la langue est perçue comme un élément vivant et mouvant, omniprésent dans la rue et dans la vie quotidienne. Cette vision diffère de notre perspective occidentale, où l’écrit et la norme linguistique occupent une place prédominante.
Je pense alors à leur parcours. Ils n’ont pas toujours eu le choix de quitter leur pays, ni de s’immerger dans une langue qui n’est pas la leur. Pour beaucoup, l’apprentissage du français est un défi, parfois même une lutte contre des peurs profondes : celle de ne pas comprendre, de ne pas réussir, d’être jugé.
Je me mets à leur place. Que ressentirais-je si je devais apprendre une langue complètement inconnue, avec un alphabet différent, des sons nouveaux, un système grammatical qui me semble illogique ?
Pour avoir vécu des "leçons zéro", où, par isomorphisme, je me place dans la peau de l’apprenant, j’ai conscience des émotions qui les traversent. Pourtant, dans cet exercice, je ne vis pas leurs véritables enjeux.
Les premiers échanges : au-delà des mots
Progressivement, les interactions commencent. Chacun selon son rythme. Certains osent parler, d’autres préfèrent écouter et observer. Je les encourage, non pas à parler parfaitement, mais à oser s’exprimer, à utiliser les mots qu’ils connaissent déjà, à gérer le silence et l’hésitation sans se sentir en échec.
J’adopte alors l’approche qui me semble la plus naturelle : partir d’eux et de leur contexte. Comprendre ce qu’ils savent déjà, ce qu’ils peuvent mobiliser pour construire du sens.
Le vocabulaire, les actions, les gestes prennent une importance fondamentale. Je leur montre qu’un mot isolé ne fait pas tout, mais que le contexte aide à deviner, à anticiper. Peu à peu, ils découvrent que même sans tout comprendre, ils peuvent saisir l’essentiel.
Créer du lien pour déclencher l’apprentissage
Et puis, il y a le déclic. Les premiers sourires apparaissent, les regards deviennent plus assurés. Ils comprennent qu’ici, ils ont le droit de ne pas savoir, de chercher, d’expérimenter.
Les premiers liens se tissent entre eux, entre nous. Chacun apporte son expérience, sa manière d’apprendre. Ce n’est pas une simple transmission, c’est un travail d’adaptation réciproque.
Moi, je m’adapte à leur manière de penser. Eux, ils s’adaptent à cette nouvelle langue.
Le cadre est posé.
Nous pouvons maintenant avancer ensemble.
Damien Picot - Formateur FLE - Alphabétisation